prison

Histoire (romancée) du soldat de Lépante

Publié le Mis à jour le

miguel-cervantesIl y a, en Angleterre, un parti puissant qui a entrepris de prouver que Shakespeare, comme Homère peut-être, n’avait jamais existé. Que restera-t-il aux hommes de génie si, même morts, on leur refuse, le droit à la vie ?

Cependant, cette existence qu’on leur conteste fut pour quelques-uns assez rude pour qu’on s’en souvienne. Homère, déjà nommé, était aveugle et mendia peut-être aux portes des héros qu’il avait immortalisés. Milton, aveugle comme son patron, mourut pauvre comme lui, et Corneille manqua de souliers.

Parmi les nombreux faits similaires, en voici un moins connu et tout aussi frappant :

A l’époque où le bon roi Henri IV terminait les guerres de religion et fondait l’Europe moderne, un écrivain qui devait remplir le monde de son nom, languissait dans une prison espagnole. C’était un pauvre vieux soldat manchot, ayant eu sa main paralysée suite à une blessure faite par le cimeterre d’un Turc à la bataille de Lépante. Le corps tout perforé de coups de pique, d’arquebusades, et la tête emmaillotée de linges sanglants, il gisait dans un cachot.

Il avait été emprisonné pour un différend avec les autorités locales. Le fait n’était ni grave, ni infamant. On le retenait en prison parce qu’il était dénué de ressources et ne pouvait payer l’amende.

L’alcade, malgré sa sévérité, permit à son prisonnier de se distraire en écrivant. Il supposa que le vieux soldat se proposait de noter ses campagnes, ou d’adresser des placets à des protecteurs qu’il disait avoir à la cour du duc de Lerne, prince-cardinal de Tolède.

L’invalide employa ses loisirs à écrire un livre, inconnu de ses contemporains, mais promis à une gloire éternelle. Libéré par la suite, il dut, pour ne pas mourir de faim, s’agréger aux frères du Tiers-Ordre.

C’est ainsi que mourut, sous l’humble capuce franciscain, le très haut et très noble prince de lettres Miguel Cervantes de Saavedra, auteur de Don Quichotte.

« Le Magazine. » Paris, 1903.