Mosquito

Le naufragé

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robinson

Avant le Mosquito, avant Alexandre Selkirk, il y avait eu, au XVIème siècle, entre autres exemples de naufragés célèbres, un certain Serrano, dont la vie infiniment plus affreuse encore, au milieu de récifs, sur un îlot de sable, entre la côte de Carthagène et la Havane, a été racontée par Oviedo y Valdez. Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé, en a-t-il eu connaissance ? c’est probable. Les aventures de Serrano avaient eu longtemps un retentissement considérable en Europe.

Serrano, jeté, seul, par une tempête, sur l’îlot,  (qui fut appelé depuis la Serrana),  n’avait qu’un couteau pour toute ressource. Pas d’arbre, pas d’ombre. Pas d’eau, rien que du sable et des algues sur son effroyable récif.

Livré au plus amer désespoir, à moitié mort de soif et de faim, il eut la chance, trois jours après son naufrage, de trouver une tortue énorme. Il eut beaucoup de peine à l’arrêter, à la renverser sur le dos. Il la saigna et en but le sang. Puis il l’éventra, découpa la chair en lanières qu’il fit sécher au soleil, et recueillit l’eau des pluies dans la carapace.

Les tortues, fort heureusement pour lui, venaient périodiquement sur l’îlot. Il leur fit la chasse, mais avec quelles ruses et quel déploiement de forces ! Afin de reconnaître les espèces qui offraient moins de résistance dans leur lutte avec lui, il montait sur leur dos pour les fatiguer et se laissait emporter dans la mer sur ces montures étranges.

C’était un excellent nageur et un plongeur extraordinaire. Il utilisa ce talent pour explorer le sol marin afin d’y découvrir, objet de son unique ambition, un caillou propre à donner des étincelles sous le choc du dos de son couteau. Il eut le bonheur d’en rencontrer un. Pour combustible il employa les varechs séchés, dont il recueillit des monceaux. Il fit de l’amadou avec les débris de sa chemise. Pour se soustraire à l’action dévorante du soleil, il restait plongé dans l’eau. Enfin, quand il eut de nombreuses carapaces de tortues, il s’en fit une sorte de toiture au-dessus d’un trou creusé dans le sable et vécut ainsi, en troglodyte.

Un phénomène, dont les résultats le rendirent fameux à son retour en Espagne, fut la croissance d’une véritable toison sur son corps nu et le développement extraordinaire de ses cheveux et de sa barbe. Il devint velu comme un ours.

Il entretenait, jour et nuit, avec de grandes fatigues, un feu sur son îlot. Ce feu produisait une fumée épaisse. Elle resta longtemps inaperçue.

Un matin, il vit apparaître devant lui un être de son espèce, moins effrayant que lui pourtant. C’était un autre naufragé venant, de récif en récif, à travers la mer, d’une autre île éloignée. Le survenant, apercevant Serrano, le prit d’abord pour le diable et s’enfuit. Serrano, également effrayé, se mit à réciter le Credo en latin. Le nouveau venu, entendant ce latin, et cette prière, revint sur ses pas, récita le Credo à son tour, et finalement se déclara Espagnol.

Les deux compatriotes infortunés s’abordèrent, non avec des transports de joie, mais avec la plus vive douleur, et les confidences qu’ils se firent leur arrachèrent des larmes. Ils associèrent leurs malheurs et se partagèrent leurs sombres besognes.

Fait incroyable, peu de temps après leur réunion , ces deux hommes perdus sur un étroit îlot, trouvèrent l’occasion, à propos de je ne sais quel reproche adressé par l’un à l’autre, de se disputer avec fureur et de se séparer. Ils allèrent habiter aux deux extrémités de l’îlot et ne se parlèrent plus. Enfin, après une semaine de cruelle bouderie, ils revinrent l’un vers l’autre, pris d’une émotion extraordinaire, et se réconcilièrent pour toujours.

Un navire espagnol remarqua enfin cet îlot fumant, s’en approcha et recueillit les deux sauvages.

Ils avaient vécu quatre ans dans ce lieu terrible. Pendant la traversée de la Havane en Espagne, le compagnon de Serrano mourut. Serrano, débarqué, résolut d’aller trouver Charles-Quint, qui, pour lors, était en Allemagne. Pour gagner sa vie, il s’exhiba. Sa toison, ses cheveux, sa barbe, excitèrent la plus vive curiosité mêlée de compassion.

L’Empereur lui accorda une pension sur les fonds des Nouvelles Indes. Le malheureux Serrano s’embarqua de nouveau pour aller toucher sa rente. Mais il mourut à Panama.

 « Héros légendaires. » Ernest Hervilly, A. Lemerre, Paris, 1889.