Marguerite Combes

Les fourmis pompiers 

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Beaucoup de naturalistes ont été attirés par l’étude méthodique des mœurs de fourmis et, dès à présent, ils ont rassemblé de nombreux documents qui nous éclairent sur ce sujet spécial. L’existence de ces petits insectes toujours actifs, vivant en sociétés où la division du travail est nettement établie a, en effet, de quoi tenter la curiosité des savants.

Dans une très intéressante étude publiée par le Journal de la Psychologie, Mme Marguerite Combes a donné quelques renseignements inédits sur la manière dont les habitants de plusieurs fourmilières se sont comportés en présence du feu. C’est à la suite de curieuses observations de M. Durand, sous-directeur au laboratoire de biologie végétale de Fontainebleau, à propos d’une de ces fourmilières que l’expérimentatrice fut amenée à faire ses recherches qui se sont poursuivies jusqu’à l’année dernière donnant toujours le même résultat.

Ajoutons que M. Bouvier, professeur au Muséum, est venu assister à une série d’expériences et a pu constater la réalité des faits que nous allons exposer.

Il y avait, il y a encore, dans l’enceinte du laboratoire, plusieurs fourmilières de formica rufa (C’est la fourmi rousse de nos forêts, qui élève, avec des brindilles de bois et des aiguilles de pin, de grandes constructions, hautes, parfois, d’un mètre. Elle est particulièrement active et batailleuse). L’une de ces fourmilières avait un sort infortuné. On la ravageait, on la bouleversait, on la fouillait pour lui ravir des larves. Enfin, M. Durand avait coutume de jeter sur elles ses bouts de cigarettes encore enflammées.

Un soir, il s’aperçoit que ces bouts de cigarettes s’éteignent plus vite quand ils tombent sur la fourmilière que s’ils reposent sur le sol nu. Ce qu’il voit lui paraît si étrange qu’il court à la maison :

— Madame Combes, venez voir !

Mme Combes regarde à son tour et n’en croit pas ses yeux. Le tableau est extraordinaire, déconcertant. M. Durand a de nouveau jeté une cigarette allumée sur la fourmilière et l’on aperçoit distinctement, à cette lueur, un groupe de fourmis qui lancent des jets d’acide sur ce petit brandon et l’éteignent.

Hasard ? Coïncidence ? Mme Combes veut en avoir le cœur net. Elle prend un rat de cave, en roule la partie inférieure sur un petit bâton, allume le rat de cave et plante le bâton dans la fourmilière. Elle assiste alors au spectacle que voici :

Tout d’abord, les fourmis reculent. Puis un certain nombre d’entre elles s’avancent, escaladent le bâton sur lequel est enroulé le rat de cave. On entend nettement la flamme crépiter, on voit, en même temps, à sa, lueur, des jets d’acide formique dirigés contre elle.

La flamme baisse, puis se ranime. L’arrosage n’a pas suffi… Tandis que certaines continuent leur office de pompiers, d’autres, bravement, s’avancent sur la partie enflammée afin de pouvoir mieux viser. Elles sont victimes de leur audace et meurent carbonisées. mais leur acte courageux a un bon résultat,d’autres les remplacent, se sacrifient à leur tour : la flamme s’affaisse, on peut s’approcher davantage. Quelques jets encore et elle s’éteint.

Reste pourtant, incandescent, le brasillon de la mèche. En plus grand nombre, les fourmis s’élancent, saisissent cette mèche entre leurs mandibules, l’arrachent, l’éteignent. Et c’est fini, toutes s’en vont. Le calme renaît sur la fourmilière. La scène a duré une minute.

Quelques jours plus tard, on remplace le rat de cave par une bougie allumée. Une bougie, songez-y bien, c’est quelque chose de gigantesque pour des fourmis ! Même résultat : les fourmis escaladent la bougie, les premières s’engluent dans la cire fondante. Cela ne les empêche pas de jeter leur acide et la victoire est remportée par elles.

Mme Combes a répété l’expérience nombre de fois : toujours elle a pu constater l’extinction de mèche allumée suivant la même tactique : d’abord jets d’acide formique, puis mordillement du point resté incandescent. Elle a pu constater, en outre, que probablement devenues plus habiles par leur entraînement les fourmis, à la fin des expériences, lançaient avec beaucoup plus de justesse leurs jets extincteurs et que l’ensemble de toute l’opération qui, au début, demandait plusieurs minutes, ne prenait plus guère, à la fin, que de dix à trente secondes.

Les autres fourmilières allaient-elles se comporter de la même façon ? Sur les cinq différentes qui ont été soumises à de multiples expériences semblables trois fois seulement on a obtenu l’extinction de la flamme. Très peu de fourmis ont eu recours au jet d’acide formique, preuve que ce procédé de lutte n’est pas instinctif.

Quelques-unes s’avancent vers la flamme, mais en approchant elles ont peur et reculent. Pour une fourmilière qui avait commencé à prendre feu, les insectes se sont attelés au rat de cave afin de l’entraîner au loin : ceci apparaît mieux comme le moyen instinctif de défense, impossible à employer, d’ailleurs, lorsqu’il s’agit d’une bougie trop lourde à remuer.

En un mot, on aboutit à un contraste complet entre la première fourmilière, où le travail est méthodiquement conduit, où « toutes » les tentatives se terminent par un succès rapide et complet (vingt expériences en une heure) et les autres : certaines ne se préoccupent même pas de la flamme, certaines se livrent à une attaque sans vigueur et sans ordre. Aussi chez celles-ci trois extinctions seulement ont eu lieu sur des dizaines d’essais, extinctions peut-être dues au hasard.

Ce qu’il y a de plus curieux à constater, c’est que les expériences interrrompues par l’hiver et reprises au printemps ont donné exactement les mêmes résultats. Il faut donc admettre que, d’une part, nos insectes n’ont fait aucun progrès, et que, d’autre part, ceux de la première fourmilière ont conservé, d’une année à l’autre, la mémoire des faits et n’ont pas oublié la conduite à tenir.

Que peut-on conclure de ces diverses observations ? Le feu est un danger auquel les fourmis ne sont pas exposées en général. Pour une fourmilière, on doit même penser qu’il s’agit d’une circonstance encore inconnue.

Eh bien ! devant ce danger nouveau, certaines fourmilières n’ont pas réagi du tout, d’autres faiblement. Une seule, peut-être parce qu’elle était souvent en butte aux tracasseries et vivait dans l’inquiétude, a montré plus d’activité, et, poussée par la nécessité, a inventé un procédé d’extinction.

Il apparaît encore que la mémoire s’est étendue d’une année à l’autre, du moins en ce qui concerne ce procédé d’extinction.

Enfin, ce que l’on savait déjà est ici pleinement confirmé : une fourmilière est une république bien ordonnée où chacun a son rôle. Si pour préserver la communauté, le sacrifice d’un certain nombre d’individus est nécessaire, ceux-ci n’hésitent pas à remplir leur tâche et périssent pour assurer le salut de tous.

Un tel héroïsme chez une si faible bestiole ne mérite-t-il pas notre admiration ?

L. Kuentz. « Almanach des coopérateurs. » Limoges, 1934.
Image : Pixar Animation Studios.