Invasion

L’invasion 

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uhlansLa jolie petite ville de C… venait de s’éveiller, et les rues commençaient à s’animer, lorsqu’on vit. soudain arriver à toute allure une dizaine de uhlans, l’air terrible. 

Ce fut alors un sauve-qui-peut général. Les boutiques se fermèrent instantanément et les rues devinrent désertes.  Au bout d’une heure, n’entendant  aucun bruit, les habitants hasardèrent le nez au  dehors et, ne voyant rien de suspect, ils se risquèrent à sortir. Alors ils s’interrogèrent et bientôt apprirent d’où venaient ces redoutables uhlans. 

Un entrepreneur de cinéma, ayant à tourner une scène sensationnelle sur l’espionnage, n’avait trouvé rien de mieux que d’habiller dix figurants, de  les armer et de les faire dévaler dans la. Grand’Rue de C…, espérant pouvoir  enregistrer en même temps la frayeur des habitants.

Il avait réussi dans son dessein, mais le commissaire de police, n’ayant pas trouvé de bon goût le stratagème, a ouvert une enquête. 

« Excelsior. » Paris, 1917.

Du chamboulement de l’écosystème

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jamaique

C’est à la Jamaïque que la chose se passe. Nos vaisseaux y avaient importé le rat noir et le rat brun, qui jusque-là y avaient été inconnus. Ils y avaient pullulé. Ils dévoraient les récoltes de canne à sucre.

Il y a dans l’Inde un animal appelé la mangouste, qui a horreur du rat et qui en est le plus terrible destructeur que l’on connaisse. Les propriétaires de la Jamaïque font venir des mangoustes de l’Inde. Les mangoustes multiplièrent et firent une si bonne besogne qu’en peu d’années rats bruns et rats noirs furent exterminés ou à peu près.

Ce fut une joie dans tout l’île. Elle dura peu. Les mangoustes, n’ayant plus de rats à se mettre sous la dent, ne furent pas assez simples pour mourir de faim. Elles dévorèrent cailles, perdrix, pigeons, veaux, porcs, chiens et chats,et, comme le régime animal ne leur suffisait pas, elles s’en prirent aux bananes, aux patates, aux ananas, aux ignames, à tous les fruits qui jadis étaient la proie des rats.

Ce n’est pas tout, attendez, voilà qui est plus plaisant :

Il y avait à la Jamaïque des variétés de serpents, très inoffensifs pour l’homme et qui lui rendaient le service de nettoyer ses plantations de l’innombrable foule des insectes nuisibles. Les mangoustes mangèrent les serpents.Les insectes délivrés de leurs ennemis suivirent à la lettre le précepte de l’écriture « Croissez et multipliez. » La Jamaïque fut bientôt couverte de nuées de tiques qui s’attaquèrent aux troupeaux d’abord, puis aux hommes.

Le fléau du rat avait été remplacé par deux autres la mangouste et les tiques.

Mais ce n’est pas fini.

Il paraît que les tiques se sont abattues sur les mangoustes. C’était faire preuve d’une noire ingratitude. Mais pourquoi voulez-vous qu’une tique soit reconnaissante ? Elles en firent périr des milliers et voilà que tout aussitôt les rats bruns et noirs ont reparu. Les mangoustes ne les avaient pas tous détruits. Ils sont sortis de leurs trous. Ils sont rentrés en danse.

Qui sait ? Les serpents vont peut-être aussi reprendre leur utile besogne. Mais s’ils exterminent de nouveau les tiques, ce sera au tour des mangoustes de reprendre la corde. Les Jamaîquois sont perplexes. Il n’y a que les naturalistes de contents. Ils font sur ces évolutions des rapports à l’Académie et les journalistes, en dépeçant ces rapports, en composent des articles.

On n’a pas encore trouvé la mangouste du journaliste.

Sganarelle. « Le Temps. » Paris, 1897.
Illustration :Henry Scott Tuke.