intimes

Quelqu’un de bien

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corot

On a souvent parlé de la naïveté de Corot. Cette naïveté était réelle, et comme celle du bon La Fontaine, elle s’accompagnait de beaucoup d’humour et de génie. 

Corot avait un jour donné des conseils à un jeune peintre qui lui soumettait une de ses œuvres. Celui-ci, remerciant le maître, lui dit qu’il corrigerait son tableau le lendemain :

 Demain, mon jeune ami ? lui répond Corot avec une nuance de regret dans la voix. Vous voulez corriger cela demain ? Et si vous mouriez dans la nuit ? 

S’il se montrait affable et bienveillant pour tous, Corot avait cependant très peu d’amis intimes. Le bon paysagiste Daubigny était un de ceux-là, et surtout le grand et génial Daumier à qui il voua toujours le plus fraternel et le plus profond attachement. 

Corot était l’un des seuls à comprendre le génie âpre, puissant et tragique du peintre et du prodigieux lithographiste qui s’affirma dans l’Ecole française comme un héritier de Michel-Ange et de Rembrandt. Méconnu et pauvre, Daumier vécut très modestement les dernières années de son existence (laquelle s’était presque entièrement écoulée à Paris) dans une petite propriété qu’il avait louée à Valmondois. Devenu quasiment aveugle, le peintre- graveur à qui l’on devait les évocations âpres et vengeresses des  Emigrants et de la Rue Transnonain, se vit aux prises avec une détresse morale et matérielle affreuse. C’est ici que se situe l’anecdote charmante qui peint si bien Corot dans sa bonhomie et sa gentillesse inimitables.

Prévenu que Daumier était sur le point d’être expulsé par son propriétaire à qui il devait plusieurs termes, Corot imagina d’acheter sans bruit la petite maison de Valmondois, et adressa le billet suivant à son ami : 

« Mon vieux camarade, 
J’avais à Valmondois, près de l’Isle-Adam, une maisonnette dont je ne sais que faire. Il m’est venu à l’idée de te l’offrir, et comme j’ai trouvé l’idée bonne, je suis allé la faire enregistrer chez le notaire. Ce n’est pas pour toi que je fais ça, c’est pour embêter ton propriétaire. 
A toi, 
Corot. » 

Lorsqu’il apporta à Daumier le lendemain, les actes notariés, celui-ci ne put que répondre :

 Tu es le seul, Corot, de qui je puisse accepter un pareil cadeau sans me sentir humilié.

« Revue dominicaine. » Montréal, 1884.