Ernest Renan

Anecdotes

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ernest renanIls vont le juger tous, et chacun d’eux va nous donner le portrait de soi-même à propos du Maître qui n’est plus. Nul ne l’enfermera dans un formule, car il fuyait comme l’eau au gré de sa pente, heureux de réfléchir en souriant les belles réalités de la pensée et de la vie, décidé à considérer toutes choses comme des mirages gracieux. Il savait que les ruisseaux vont aux rivières, les rivières aux fleuves, les fleuves au grand tout de l’Océan. Au moment de se perdre dans ce commun abîme, il se souvenait avec orgueil des inquiétudes de sa source, de sa marche d’abord torrentielle, puis de tous ces rouages, de pensée et de vie qu’il avait fait tourner sur son chemin. Si près de sa fin, il jouissait de son cours élargi, de la puissance de ses eaux qui reflétaient seulement les cieux calmes.

Que les maîtres de la pensée moderne (ses disciples) écrivent son oraison funèbre. Nous autres, ses petits-fils, qui l’avons approché et aimé, nous glanerons les miettes de la gerbe, pour les porter sur sa tombe; nous nous remémorerons les anecdotes où survivent des traits de son âme éparse, des lueurs de sa philosophie… les sourires un peu ironiques de sa bonté.

Il regrettait que sa philosophie fût pour les simples une imparfaite consolation. Un jour, en Bretagne, une bonne vieille qui avait perdu son fils unique, lui demanda avec des larmes : 

 Ah ! monsieur Renan ! Vous dites que Dieu est bon ? Alors, comment permet-il ces choses-là ?

Renan ouvrit les mains et dit avec un soupir :

 Il voudrait bien les empêcher, mais il ne peut pas encore.

Car il croyait que Dieu est en train de se faire, que Dieu est la conscience tous les jours plus haute que l’humanité prend de ses facultés et de sa mission. Il estimait que  l’antisepsie, par exemple, avait fait avancer d’un pas de géant l’idéal divin.

Il méprisait les vaines paroles. Un soir, dans un dîner littéraire, un de ses voisins parlait avec éloquence de l’existence de Dieu. Cette certitude sonore laissait notre ami indifférent.

Au milieu d’une des plus ronflantes périodes, il fit entendre un grognement léger. Mais toutes les dames étaient intéressées, on lui imposa silence.

 Tout à l’heure, Renan ! vous parlerez à votre tour.

Il s’inclina.

Vers le dessert, l’orateur essoufflé s’arrêta sur un point d’exclamation. Alors, on se tourna vers l’illustre exégète espérant une, belle joute de paroles : 

 A vous, Renan, que vouliez-vous dire?…
— Mon Dieu, madame, je crois qu’il est maintenant bien inutile…
— Mais non !

Et lui, avec une bonhomie sans malice :

 Je voulais redemander des petits pois.

La politesse était sa règle. Il ne comprenait pas qu’on s’en départît Il croyait ses contemporains aussi bien élevés que lui-même, et quand il touchait du doigt son erreur il n’en revenait point.

Des admirateurs un peu inconsidérés lui envoyaient régulièrement leurs œuvres littéraires avec de flatteuses dédicaces. Legrenier du Collège de France était plein de ces volumes hétéroclytes; des feuilletons à un sou reliés de papier jaune, la Main sanglante, la Vengeance du Mort.

Un libraire proposa au savant encombré de le débarrasser de cette paperasserie. Quelques centaines de volumes passèrent ainsi dans les boîtes du quai. Les auteurs les y retrouvèrent et écrivirent à M. Renan des lettres d’injures. L’excellent homme en éprouva un étonnement douloureux et durable.

 Il y en a, Monsieur, disait-il d’un ton contrit, quand il rapportait cette anecdote, qui allaient jusqu’à me tutoyer !

Il aimait à enfiler ses mains dans ses manches à la façon des ecclésiastiques. Une fois, on parlait devant lui de la pudeur. Un des assistants déclara :

 La pudeur ? C’est un sentiment qui n’a pas de racine dans la nature. C’est une habitude sociale; elle se manifeste seulement quand on est deux. Ma fille me disait l’autre jour : « Je m’attarde toute nue au sortir du bain. Je puis bien. Je suis seule. »

Ces paroles avaient paru un peu crues, on s’était regardé.

Renan dit dans le silence :

 Sans doute ! Sans doute !… (Il avait la courtoise habitude d’approuver tout d’abord les gens qu’il voulait contredire) Cependant, l’Eglise catholique pense que les anges sont toujours autour de nous. Eh bien ! une jeune fille  vraiment chaste ne doit pas choquer même les anges.

La dernière fois que je lui ai parlé, c’était l’hiver dernier, à  Bordighera, où il habitait la délicieuse villa de notre commun ami Raphaël Bischoffsheim. J’étais venu lui faire visite, en voisin respectueux. Il était assis dans une petite « loggia » inondée de soleil, avec une profusion de roses au-dessus de sa tête, des pétales de roses épars à ses pieds, sur le pavé de mosaïque.

Il mit sa main d’aïeul sur la tête de mes petits garçons :

Et comme je lui disais :

 Voyons, vous avez troublé nos consciences, nous n’osons plus élever les enfants dans les rites anciens. Que faut-il faire ?

Il répondit :

 Faites comme tout le monde.

Les malins vous diront que c’était un mot de dédain. Moi, j’y ai senti la bonté profonde, l’indulgence d’une haute pensée pour l’humanité des simples. Et j’ai gardé cette parole dans mon cœur, avec le parfum des roses italiennes qui donnaient une dernière fois au vieux Maître la joie du printemps.

Hugues Le Roux. « Le Journal. » Paris, 1892.

Sans faille

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 Au sujet des rapports de la Politique, du Pouvoir, et de l’Académie, le vieux mot de l’écrivain et historien Ernest  Renan est toujours bon à rappeler.

Charles de Freycinet était alors Président du Conseil. Il faisait ses  visites  académiques. Il va voir Renan. 

— Suis-je assuré de votre soutien, cher ami ?
Très certainement, Monsieur le Président du Conseil, répond Renan en s’inclinant, vous pouvez à ce jour considérer que ma voix vous est acquise.

Puis, comme se ravisant, avec une extrême douceur, et jetant un regard de coin à son tout puissant interlocuteur, il ajoute :

— A moins, toutefois, que M. le Président de la République ne me la demande.

La médaille de Brébant

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siege-paris

Brébant vient de mourir : rappelons une anecdote sur ce célèbre traiteur qui mérita le nom de « restaurateur des lettres ».

Il les restaura surtout pendant le siège. A une époque où Paris mourait de faim, il trouva moyen de donner bonne chère à quelques hommes de lettres et journalistes habitués de son célèbre restaurant.

Le siège fini, ces gastronomes eurent, chose rare, la reconnaissance du ventre (pardon du vilain mot, mais il est consacré par l’Académie en son dictionnaire) et ils firent graver une médaille sur l’une des faces de laquelle on lisait :

Pendant
le Siège de Paris
quelques personnes ayant
accoutumé de se réunir chez
M. Brébant tous les quinze jours
ne se sont pas une fois aperçues,
qu’elles dînaient dans une ville
de deux millions d’âmes
assiégée

Cela est très flatteur pour le maître d’hôtel, mais peu pour les signataires de cette égoïste déclaration.

Sur le revers de la médaille, figurent les noms des hôtes ordinaires de ces dîners bimensuels :

A PAUL BRÉBANT

Ernest Renan.                    Thurot
P. de Saint-Victor.              J. Bertrand
M. Berthelot.                     Morey
Ch. Blanc.                         E. de Goncourt
Schérer.                             T. Gautier
Dumont.                           A. Hébrard
Nefftzer.                            …………………
Charles Edmond.

En tout quinze convives.

Un jour, l’un d’eux a eu un remords et il a gratté son nom sur la fameuse médaille qui est aujourd’hui au musée Carnavalet. Mais, grattage inutile, ce document désormais historique fait partie des annales culinaires et des annales de l’égoïsme. On ne le détruira plus et il faut que les signataires en prennent leur parti.

Ils ont mis leur nom au bas de cette manifestation de l’individualisme satisfait au milieu des affres d’une grande ville. Ces noms y resteront.

« Gazette littéraire, artistique et bibliographique. »  Paris, 1892.
Illustration : Henri Pille (1844-1897).

L’esprit de Pailleron

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edouard-pailleron.

Candidat à l’Académie française, Edouard Pailleron, célèbre depuis l’immense succès, en 1881, du  « Monde où l’on s’ennuie », commençait par Ernest Renan la série de ses visites obligatoires.

A peine est-il introduit dans le cabinet de l’illustre écrivain, que ce dernier se lève et du ton le plus affable :

Prenez donc une chaise, cher monsieur, dit-il.
Oh pardon, maître, riposta Pailleron,mais ce n’est pas une chaise que je suis venu vous demander : c’est un fauteuil !

« Gazette française. » Paris, 1933.

Le sarcophage de Tabnit

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Osman-Hamdi-Bey
Osman Hamdi Bey

A l’une des dernières séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M.Renan a communiqué l’inscription phénicienne d’un sarcophage trouvé par Hamdy-Bey dans la nécropole de Sidon. Les savants traduisent ainsi cette inscription :

« C’est moi, Tabnit, prêtre d’Astarté, roi des Sidoniens, fils d’Esmounazar, prêtre d’Astarté, roi des Sidoniens, qui suis couché dans cette arche. 0 homme, qui que tu sois, qui découvriras cette arche, n’ouvre pas ma chambre sépulcrale et ne me trouble pas ; car il n’y a pas d’argent, il n’y a pas d’or, il n’y a pas de trésors a côté de moi. Je suis couché seul dans cette arche. N’ouvre pas cette chambre sépulcrale ; car un tel acte est une abomination aux yeux d’Astarté. Si tu ouvres ma chambre sépulcrale et si tu viens me troubler, puisses-tu n’avoir pas de postérité parmi les vivants sous le soleil, ni de lit parmi les morts. »

Ce qui n’a pas empêché Hamdy-Bey d’ouvrir très irrévérencieusement ledit sarcophage. D’ailleurs, le bon roi Tabnit n’avait pas prévu qu’il pourrait y avoir plus tard des gens qui ne sauraient pas lire le phénicien.

« La Revue des journaux et des livres. »  Paris, 1887.