Corot

La merluche

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leon-bonvinCorot donnait deux dîners de douze couverts, par an. C’était un rare honneur Que d’y être convié. Et, chaque fois, le potage fini, venait la morue aux pommes de terre.

« Fameux ! » s’écriait le maître. Et tous, de répéter, flatteurs : « Fameux ! » 

Lorsque Corot s’en allait, à son tour, dîner chez ses amis, Daumier, Barye, ou M. Guillemet (c’est lui-même qui a conté l’anecdote, avec ce brio que connaissent ses intimes), il retrouvait, chez eux, qui le voulaient régaler, la fatidique morue aux pommes de terre. A la longue, Corot s’en aperçut. Un soir, à table, chez Daubigny, il ne put se tenir de dire : 

 Mais vous aimez donc tous beaucoup la morue aux pommes de terre ?… 

Daubigny proteste :

 Moi, je l’exècre !
— Et vous, Daumier ?
— Je l’abomine ! C’est uniquement pour vous plaire, Maître, qu’on sert cette merluche.

Et le bon père Corot répondit avec candeur :

 Je la déteste autant que vous. Mais Adèle, ma cuisinière, adore ce plat de famille. Je n’ose contrarier ses goûts. 

Et voilà pourquoi les plus grands peintres de cette époque mangeaient, une fois par mois, et bien à contre-cœur, de la morue aux pommes de terre. 

« Gil Blas. » Paris, 1903.
Illustration de Léon Bonvin.

Au printemps

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corotUn des amis de Corot le priait de venir dîner chez lui.  Corot s’excusait de son mieux, n’osant pas refuser nettement une invitation. 

 Non, disait-il, j’ai à travailler tout l’hiver, j’ai beaucoup d’engagements à tenir !
— Eh bien, promettez-moi de venir à Pâques, au printemps !
— Au printemps ! fit Corot en rougissant avec une sorte d’indignation; je manquerais, moi, à mon rendez-vous avec les bourgeons qui commenceront à éclater, avec l’herbe fine, avec mes petits oiseaux qui viennent me regarder travailler en se dressant curieusement au bout d’une branche ? jamais ! 

Ceux qui ont vu Corot le reconnaîtront à cette sortie pleine de la conviction et de l’exubérance de la jeunesse. 

Hélas ! cette année, le printemps est près de rougir ses bourgeons, déjà les pinsons, les roitelets, les bouvreuils commencent à venir au rendez-vous accoutumé. Un seul y manquera et ce sera celui qui les a tant aimés : ce sera Corot. 

« Figaro : journal non politique. » Paris, 1875.

Quelqu’un de bien

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corot

On a souvent parlé de la naïveté de Corot. Cette naïveté était réelle, et comme celle du bon La Fontaine, elle s’accompagnait de beaucoup d’humour et de génie. 

Corot avait un jour donné des conseils à un jeune peintre qui lui soumettait une de ses œuvres. Celui-ci, remerciant le maître, lui dit qu’il corrigerait son tableau le lendemain :

 Demain, mon jeune ami ? lui répond Corot avec une nuance de regret dans la voix. Vous voulez corriger cela demain ? Et si vous mouriez dans la nuit ? 

S’il se montrait affable et bienveillant pour tous, Corot avait cependant très peu d’amis intimes. Le bon paysagiste Daubigny était un de ceux-là, et surtout le grand et génial Daumier à qui il voua toujours le plus fraternel et le plus profond attachement. 

Corot était l’un des seuls à comprendre le génie âpre, puissant et tragique du peintre et du prodigieux lithographiste qui s’affirma dans l’Ecole française comme un héritier de Michel-Ange et de Rembrandt. Méconnu et pauvre, Daumier vécut très modestement les dernières années de son existence (laquelle s’était presque entièrement écoulée à Paris) dans une petite propriété qu’il avait louée à Valmondois. Devenu quasiment aveugle, le peintre- graveur à qui l’on devait les évocations âpres et vengeresses des  Emigrants et de la Rue Transnonain, se vit aux prises avec une détresse morale et matérielle affreuse. C’est ici que se situe l’anecdote charmante qui peint si bien Corot dans sa bonhomie et sa gentillesse inimitables.

Prévenu que Daumier était sur le point d’être expulsé par son propriétaire à qui il devait plusieurs termes, Corot imagina d’acheter sans bruit la petite maison de Valmondois, et adressa le billet suivant à son ami : 

« Mon vieux camarade, 
J’avais à Valmondois, près de l’Isle-Adam, une maisonnette dont je ne sais que faire. Il m’est venu à l’idée de te l’offrir, et comme j’ai trouvé l’idée bonne, je suis allé la faire enregistrer chez le notaire. Ce n’est pas pour toi que je fais ça, c’est pour embêter ton propriétaire. 
A toi, 
Corot. » 

Lorsqu’il apporta à Daumier le lendemain, les actes notariés, celui-ci ne put que répondre :

 Tu es le seul, Corot, de qui je puisse accepter un pareil cadeau sans me sentir humilié.

« Revue dominicaine. » Montréal, 1884. 

Autre dimension

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corot-rivage-de-boheme

Etranger à toutes coteries, à toutes conventions, ne considérant que le grand côté des choses, le peintre Corot n’est jamais descendu jusqu’à s’occuper de ce qu’on appelle en France la politique.

Jean-Baptiste Camille Corot laissait dédaigneusement aux imbéciles le soin de trancher ces questions, qui ne se dénouent ici que dans les ruisseaux et sur des pavés de barricades où se font tuer les plus bêtes. C’est ainsi qu’en 1848, après qu’on s’était fusillé pendant trois jours, il descendit de son atelier et dit simplement à son concierge :

« Ah ça, il paraît que l’on n’est pas content ! »

Ce à quoi le concierge lui fit une réponse qu’il n’écouta pas, car au bout de cinq minutes il était remonté chez lui et assis devant son chevalet.

« Le Figaro. »Paris, 1875.