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La chemise de Paganini
La première fois que Paganini se fit entendre à Paris, ce fut au Palais-Royal, chez Louis-Philippe. Pour frapper un premier grand coup, le lieu ne laissait pas que d’être bien choisi. L’un des artistes du Théâtre-Italien était là pour orner le triomphe de l’Apollon moderne qui, dans l’espace de quelques minutes, allait mettre le sceau à son immense réputation , et s’ouvrir à Paris et à Londres la route de toutes les bourses, grandes et petites.
Déjà Paganini venait d’exécuter un premier morceau, et, roi, reine, enfants de roi, enfants de reine, dames d’honneur, ministres, courtisans et acteurs criaient : « Au génie ! au miracle ! » lorsque Paganini, habitué à tous les cris de l’admiration, et à qui le présent ne fait point perdre de vue l’avenir, s’en va droit à Donzelli en s’essuyant le front et lui demande tout bonnement s’il n’y aurait pas moyen de changer de chemise.
Disons qu’il y a place pour une chemise dans l’étui qui renferme l’instrument de Paganini. Etonnant étui qu’il nomme lui-même son nécessaire.
On juge de la figure que fit Donzelli à ce dernier mot :
— Y pensez-vous ?… chez le roi ?,dans une salle où il peut passer des dames à chaque instant ? furent les seules paroles que put balbutier Donzelli, étourdi de la question.
— Ma arrivera ché pourra, répondit Paganini, je n’y tiens plus. Il faut que je change de chemise, où il me serait impossible de jouer mon second morceau !
Et à peine a-t-il dit, que le voilà inspectant tous les coins et recoins de la salle. Dans cette salle se trouvait une grande fenêtre, et devant cette fenêtre tombaient deux grands rideaux.
— Je suis sauvé ! s’écrie Paganini.
Et le voici, lui, son étui et sa chemise, derrière les rideaux, opérant la métamorphose.
Non, jamais de leur vie n’éprouvèrent plus de frayeur et d’embarras que les artistes du Théâtre-Italien, qui, étant dans la confidence, montaient la garde chacun leur tour à l’ouverture des rideaux du royal appartement.
Paganini sortit bientôt de sa cachette, l’air radieux, ayant opéré le bienfaisant changement, et laissant tous ses camarades stupéfaits du coup de théâtre.
« L’Entr’acte versaillais. » Versailles, 1865.
Capriccio No. 24 von N. Paganini
Les baladins
Ils sont venus pour la fête. Tous jaunes, maigres disloqués. Des figures à part. En arrivant ils étaient affreux à voir, les hommes avec leurs vieux habits trop larges, les femmes avec leurs haillons. On leur a donné une salle basse dans l’auberge, et la transformation des larves va s’accomplir. Tout à l’heure ils seront radieux dans leurs maillots roses, étincelants sous leurs paillettes.
En attendant, leur campement provisoire présente le fouillis le plus pittoresque. Les hommes, les femmes, les enfants et les animaux savants sont pêle-mêle. L’hercule, qui est prêt depuis longtemps, s’abandonne aux ivresses du jeu de dés en tête-à-tête avec l’invalide qui tourne habituellement l’orgue et qui, pour le moment, est assis sur son orchestre. Pauvre invalo, comme on l’appelle, il perd et frappe du poing sur la table pendant que le singe s’amuse à lui éplucher la tête. La reine sauvage fume la pipe tranquillement sans s’inquiéter des joueurs; mais le cosaque du Don, qui représentera tout à l’heure l’armée russe dans la pièce militaire, rit d’une oreille à l’autre en voyant le désespoir du perdant.
Près de la porte, la jeune première, qui fait aussi l’office d’habilleuse, lace sa petite soeur, écuyère d’avenir et danseuse de corde appréciée. Le petit frère baille à plaisir étendu sur le molosse, aux pieds de la bohémienne qui devine les secrets des coeurs d’après les lignes de la main. La porte s’ouvre. On ne se dérange même pas; c’est le piston qui revient de vendre de la mercerie en ville, avec la reine-mère, et qui va s’affubler d’un costume de général pour paraître sur l’estrade.
Attendez quelques instants; entrez dans la salle du spectacle et vous verrez défiler sous vos yeux tous ces personnages. C’est à peine si vous les reconnaîtrez. Ils seront transfigurés. Plus de laisser-aller; la tenue correcte. Plus de jurons, des sourires. Plus de loques, des habits de parade.
Moralement, le même changement s’opérera en eux. Ils seront méconnaissables. A peine auront-ils paru sur l’estrade qu’ils se sentiront plus de dignité. Alors qu’on ne les appelle plus baladins. Quelque infimes que soient leur talent et leur genre, ils ont en eux ce je ne sais quoi qui fait l’artiste.
« Musée universel. » Paris, 1873.
Illustration : « La strada. » Federico Fellini. 1954.
Pudibonderie
Nos voisins les Anglais ont parfois des accès de pudibonderie bien étonnants. Ne voilà-t-il pas que, sur la demande d’une Société anglaise de protection de la morale, une saisie a été faite, chez tous les photographes et éditeurs de gravures de Londres, de reproductions d’oeuvres d’artistes français entachées, d’après cette Société, d’un caractère inconvenant, et même pornographique.
Dans le nombre figurent des œuvres très connues et admirées en France, telles que Tanagra, de Gérôme; Diane surprise, de Jules Lefebvre; la Nuit, de Chaplin; le Matin, de Toulmouche, etc. Bouguereau lui-même est poursuivi pour outrage aux mœurs avec sa Chanson de printemps. En somme, les œuvres d’une cinquantaine de nos peintres sont ainsi mises à l’index par l’extra-pudibonde Société. C’est cette même Société qui avait déjà fait poursuivre l’an dernier les œuvres de Zola et de Maupassant.
Tout cela serait fort drôle à coup sûr, et tout le monde en rirait aux dépens de nos voisins, s’il ne devait pas résulter de l’arrêt à intervenir un certain dommage pour les intérêts de nos artistes. Dans tous les cas, ses considérants ne manqueront pas d’être curieux.
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