La marmite du diable

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diablePeut-être ignorez-vous pourquoi l’eau de la mer est salée. A vrai dire, je crois même que tous les habits verts de l’Institut de France seraient fort embarrassés de le dire… 

Eh bien ! je vais vous l’apprendre, moi, en vous contant la légende de la Marmite du Diable, qui charme les veillées des pêcheurs bretons fumant leur pipe brunie, tandis que les galettes brûlantes embaument la chaumière, que le cidre impétueux envoie ses bouchons sur le corsage brodé des jeunes filles, que le vent chante dans la haute cheminée et que les enfants croient voir dans la pénombre danser les lutins et les farfadets… 

Un matin, le Bon Dieu appelle saint Pierre et lui dit : 

 N ‘est-ce pas aujourd’hui, si je ne me trompe, la Quasimodo
— Parfaitement, Seigneur. 
— Une idée ! Si nous mettions le pot-au-feu ? Qu’en dis-tu ? Un pot-au-feu épatant, comme jamais on n’en savoura dans le ciel ? 
— Excellente idée, ma foi ! Les anges et les saints, les chérubins, tous les élus raffolent ici de pot-au-feu. 
— C’est entendu, qu’on se régale. Transmets mes ordres et retourne à ta loge. Quant au couvert, un couvert de gala, tu diras à l’ange Gabriel d’en avoir soin. C’est son affaire. Sainte Cécile fera de la musique et saint Emilion présentera ses meilleurs vins d’Aquitaine. 

Et voici que sur un fourneau gigantesque trône aussitôt une colossale marmite d’argent, toute constellée de pierreries : perles, saphirs, rubis, turquoises, émeraudes, diamants. Et dans la marmite qui rayonne comme un tabernacle, ce sont des légumes inconnus de la terre, plus parfumés que les violettes et les roses; ce sont des chairs au suc plus délicat que l’arôme des fleurs aimées des papillons et des abeilles. 

Aussi bien les saintes et les saints, les archanges, les trônes, les dominations vont et viennent dans les salles d’azur, charmés par les senteurs exquises qui s’exhalent de la marmite céleste. Et l’on voit des anges aux joues roses, aux ailes blanches, tourbillonner tout autour pour savourer avec délices les troublantes émanations du divin pot-au-feu. 

Mais, dans un coin obscur de la cuisine immense, où il s’est glissé sournoisement, se cache le Diable, se dissimulant avec tant de ruse que l’on ne pourrait distinguer l’extrémité de ses cornes et le bout de sa queue velue. Exclu naturellement du festin, lui, le proscrit, le maudit, il ne connaîtra du pot-au-feu qui embaume tout le paradis que les senteurs irritantes et les parfums ironiques; aussi rêve-t-il quelque malice infernale. 

Soudain, avec une vigueur étonnante que n’égalerait pas la force de cent hercules, il saisit l’énorme salière suspendue au mur de porphyre et, prestement, en vide tout le contenu dans le potage des archanges et des séraphins : cent kilos de sel, peut-être plus ? Puis, sans être vu, le Diable disparaît, les cornes frémissantes de joie et la queue
frétillante d’orgueil, sautillant, gambadant, grimaçant, ricanant. 

Enfin, un carillon merveilleux, d’une harmonie sans pareille, annonce, dans l’immensité, que l’Eternel est servi. Et tout le long de la table éblouissante qu’éclairent mille étoiles prennent place tous les élus du Seigneur. Dans l’espace infini, tournent avec une vitesse effrayante les mondes et les astres. Au loin, un petit point noir, la terre ! Sainte Cécile a pris sa harpe et les chants commencent, d’une suavité divine, berçant toutes les oreilles. On écoute, et c’est tout bas que saint Emilion commande les meilleurs vins du ciel… Du haut de son trône d’ivoire et d’or, Dieu préside, heureux de la joie de ses convives, leur souriant avec bonté.

Mais, à peine a-t-il effleuré de ses lèvres la première cuillerée de bouillon qu’il se lève brusquement, avec un froncement de sourcils terrible, tandis que, d’un bout à l’autre de la table, les saints et les saintes, les anges et les archanges, les trônes, les dominations, les chérubins, se livrent à des mimiques de dégoût et d’horreur, grimaces abominables, gestes indignés, cris assourdissants… Impossible d’imaginer chose plus affreuse que cette soupe de paradis. 

Dieu, qui sait tout, devine sans peine le tour diabolique de Satan. Il entre aussitôt dans une violente colère, qui fait trembler les mondes et les astres, saisit des deux mains la marmite maudite et la lance dans le vide.Traversant l’espace infini, la marmite du Diable et son contenu pirouettant dans le ciel, franchissant les nuages, descendent vers la terre et tombent en plein Océan. 

Et c’est depuis ce temps-là que l’eau de la mer est salée, explication qu’il est peut-être inutile de communiquer à l’Académie des sciences. 

Telle est la légende de la Marmite du Diable que racontent les marins bretons en fumant leur pipe, tandis que le cidre mousseux rit dans les verres, que les bouilloires jasent dans les cendres et que les grillons chantent derrière la plaque du foyer…

Fulbert-Dumonteil, 1926.

2 réflexions au sujet de « La marmite du diable »

    francefougere a dit:
    octobre 9, 2018 à 6:49

    Délicieux ! si l’on peut dire 🙂 amitiés Gavroche – et merci

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